Comment gagner la guerre culturelle ?
L’enjeu ultime de cette bataille est l’universalité des droits humains et démocratiques
La droite radicale mène une guerre culturelle mondiale pour imposer ses idées conservatrices, nationalistes et climato-sceptiques. Pour y répondre, les forces progressistes doivent s’unir autour d’un projet clair, mobiliser des récits porteurs de valeurs communes et défendre les fondements de la démocratie libérale.
La bataille culturelle est un concept issu des théories développées par Antonio Gramsci, membre fondateur du Parti communiste italien, arrêté par le régime fasciste de Mussolini en 1926. C’est durant sa longue incarcération qu’il rédigea ses « Cahiers de prison », une somme de près de 3 000 pages dont la thèse centrale est que la culture est liée de manière organique au pouvoir dominant. Selon cette thèse, le pouvoir de la classe dominante repose sur son « hégémonie culturelle », c’est-à-dire son emprise sur les représentations culturelles de la société qui est ainsi amenée à adopter la même vision du monde – y compris les classes sociales dominées. Cette domination culturelle passe par la diffusion de récits et de valeurs qui, répétés au sein des différents espaces de la société civile (écoles, universités, journaux, associations, etc.), finissent par être considérés par la majorité de la société comme des idées allant de soi. La « guerre culturelle » vise ainsi à diffuser des idées dans le but de les rendre hégémoniques dans la société.
Durant les « Trente Glorieuses » d’après Deuxième Guerre mondiale, c’est l’Etat-providence qui bénéficiait d’une hégémonie culturelle au sein du bloc occidental ; après les chocs pétroliers et la crise de « stagflation » des années 1970, c’est le néolibéralisme qui a pris le relais. Dans les deux cas, les gouvernements avaient beau passer du centre-droit au centre-gauche, la même politique économique était mise en œuvre.
La guerre culturelle réactionnaire
Aujourd’hui, c’est la droite radicale, nationaliste et conservatrice qui mène une guerre culturelle à l’échelle mondiale, dirigée par la Maison Blanche depuis la réélection du président Trump. Les cibles principales de ce mouvement réactionnaire sont le « wokisme » (censé rassembler le féminisme, la lutte contre les discriminations raciales, les droits des LGBTQI+ et les politiques de diversité), le « mondialisme » (pour s’opposer à l’immigration et au multilatéralisme), l’« assistanat » (dans le but de liquider l’Etat social, de démanteler les systèmes de protection sociale, de lutter contre la justice fiscale
justice fiscale
Justice fiscale
Justice Fiscale
et de réduire les budgets d’aide au développement
coopération au développement
aide publique au développement
aide au développement
), l’« écologie punitive » (en accusant les réglementations environnementales et climatiques d’être un poids insoutenable pour la compétitivité des entreprises, un coût démesuré pour les finances publiques et une entrave inacceptable aux libertés individuelles), ainsi que, de manière transversale, les institutions et les contre-pouvoirs démocratiques (juges, journalistes, ONG, syndicats, mutuelles, universités, artistes) accusés de promouvoir le modèle de société ouverte, juste et durable qu’il rejette.
Ces idées sont diffusées depuis des années par des laboratoires d’idées qui disposent de moyens financiers importants et trouvent de plus en plus de débouchés politiques.
Aux Etats-Unis, parmi les nombreux « think tanks » et groupes de pression conservateurs, la Heritage Foundation, créée dès 1973, a publié en 2023 le « Projet 2025 » [1] qui détaille les mesures à prendre pour transformer le gouvernement fédéral des Etats-Unis en cas de réélection de Donald Trump, au service d’un projet de société ultra-conservateur, nationaliste, xénophobe et climato-sceptique. Bien que Donald Trump ait pris ses distances avec ce projet durant la campagne électorale, la politique qu’il met en œuvre depuis sa réélection s’en inspire largement. Allié aux milliardaires de la Sillicon Valley qui se sont rangés comme un seul homme derrière lui, le président Trump a approuvé des dizaines de décrets qui s’attaquent frontalement à l’Etat de droit, aux dépenses sociales et d’aide au développement, à la lutte contre le dérèglement climatique et aux droits des minorités. Des purges ont été opérées pour faire disparaître des données scientifiques et les universités, les écoles, les institutions culturelles et les agences fédérales accusées de « wokisme » sont privées de financements publics.
En Europe, le nombre et la visibilité des think tanks qui gravitent autour des partis conservateurs et d’extrême droite sont croissants. Parmi eux, on trouve le puissant MCC (Mathias Corvinus Collegium) fondé à Budapest et lié au gouvernement de Victor Orbàn. Actif dans l’enseignement, l’édition, la recherche et la culture, le MCC a créé en 2022 une filiale à Bruxelles, le MCC Brussels, visant à mener une guerre culturelle pour diffuser au sein des institutions européennes les idées nationalistes, conservatrices, « anti-wokes » et climatosceptiques, et s’attaquer aux financements octroyés aux ONG par l’Union européenne [2].
En France, la concentration des médias et des maisons d’édition dans les mains du milliardaire Vincent Bolloré est mise au service de la guerre culturelle qu’il entend mener pour imposer les idées réactionnaires et de droite radicale [3].
En Belgique francophone, le président du MR, Georges-Louis Bouchez, mise sur le Centre Jean Gol pour gagner la guerre culturelle en imposant les thèmes du « wokisme », de l’« assistanat » ou de l’« écologie punitive » [4].
Haro sur la coopération internationale !
Parmi les principales cibles de cette guerre culturelle réactionnaire, on trouve la solidarité internationale et le développement durable. Les financements des ONG sont remis en cause. Les effets du dérèglement climatique sont niés et les réglementations environnementales démantelées au nom de la compétitivité. Des coupes sombres sont opérées dans les budgets d’aide au développement : 25% en Belgique et en Finlande, plus du tiers en France, en Angleterre et aux Pays-Bas, 83% aux Etats-Unis – où l’USAID a été brutalement fermée.
En Belgique francophone, le président du MR, Georges-Louis Bouchez, répète que si cela ne tenait qu’à lui, il supprimerait la totalité de la coopération belge au développement – à l’image de l’Administration Trump aux Etats-Unis. Selon lui, « la coopération au développement, ça ne sert à rien, c’est un milliard d’euros d’argent gaspillé » [5], car aucun pays bénéficiaire ne serait jamais sorti de la pauvreté. La coopération au développement n’est ainsi à ses yeux que « le symptôme du blanc européen chrétien qui essaie de se racheter une conscience » [6].
On ne peut que souligner l’incohérence de telles affirmations. D’une part, pas moins de 31 pays bénéficiaires de l’aide au développement sont sortis de la liste des pays à faible revenu, dont le nombre a été divisé par près de deux depuis le début des années 2000. D’autre part, la coopération Sud-Sud, qui ne concerne ni les blancs européens, ni les chrétiens, augmente plus vite que la coopération Nord-Sud depuis un quart de siècle. On ne peut par ailleurs que constater la contradiction entre le discours de Georges-Louis Bouchez qui accuse les agences de coopération au développement d’être trop « chrétiennes », alors que Donald Trump et Elon Musk accusent l’USAID d’être trop « marxiste ». Ces anathèmes masquent la véritable motivation de la guerre culturelle réactionnaire : dans la lutte contre les dépenses publiques et les solidarités au profit d’un modèle de société fondé sur le chacun pour soi et la loi du plus fort, les budgets de coopération internationale sont une cible privilégiée.
Il est en outre utile de rappeler au président du MR qu’entre 1999 et 2024, des représentants du parti qu’il préside ont occupé, sans discontinuité, soit la fonction de ministre de la Coopération au développement, soit celle de ministre des Affaires étrangères (auquel il faut ajouter la fonction de Commissaire européen à la coopération au développement de 2004 à 2009 et de Commissaire européenne en charge de l’aide humanitaire depuis 2024). A cette aune, ses critiques sans fondement sont une remise en cause des politiques mises en œuvre par son propre camp.
En réalité, malgré ses limites, ses échecs et les effets contre-productifs engendrés par les politiques internationales incohérentes des pays donateurs, la coopération au développement a contribué à réduire la pauvreté, à améliorer la santé publique et à créer des emplois décents dans les endroits les plus pauvres du monde. C’est en ce sens un puissant instrument de prospérité partagée et de stabilité mondiale qui bénéficie non seulement aux populations des pays partenaires, mais aussi à tous les citoyens et citoyennes du monde. Toutefois, dans l’ère de la post-vérité, les faits sont considérés comme de simples opinions qu’il suffit de contester par des arguments fallacieux sur les réseaux sociaux et leurs puissants algorithmes.
Comment promouvoir une société ouverte, juste et durable ?
Comment riposter à cette guerre culturelle réactionnaire et promouvoir au contraire un modèle de société ouverte, juste et durable ?
Il est bien sûr nécessaire de déconstruire la vision nationaliste, identitaire, inégalitaire et climato-sceptique de l’agenda national-conservateur : il est impossible de répondre efficacement aux enjeux mondiaux sans coopération internationale ; démanteler les politiques de lutte contre la pauvreté, les inégalités et les discriminations mènera inexorablement à une société plus injuste, plus instable et plus violente ; nier les effets du dérèglement climatique entraînera des catastrophes et des pertes économiques dépassant de loin le coût de la transition écologique ; s’attaquer à l’indépendance des juges, aux contre-pouvoirs démocratiques et aux droits des minorités équivaut à saper les fondements de la démocratie libérale, et donc nos droits et nos libertés.
Mais il ne suffit pas d’attendre que les électeurs prennent conscience qu’ils ont été grugés, car cela pourrait exacerber leur ressentiment et renforcer la tentation autoritaire. Copier le programme national-conservateur dans l’espoir de ramener au bercail les électeurs égarés mènerait à la même impasse, car cela a pour effet de légitimer ce programme et les partis qui en sont à l’origine – les électeurs préférant généralement l’original à la copie.
Il faut au contraire imposer les thèmes d’une société ouverte, juste et durable dans l’opinion publique. Cela implique notamment de cibler les véritables causes du ressentiment des perdants de la mondialisation néolibérale et de privilégier les thèmes économiques et sociaux plutôt qu’identitaires, car le succès de l’agenda national-conservateur repose sur sa capacité à retraduire les enjeux économiques et sociaux en enjeux culturels et identitaires – pour mieux préserver le système économique inégalitaire et insoutenable. Or la gauche identitaire, en se limitant à additionner les combats légitimes mais isolés des différentes minorités, a tendance à renoncer à l’idéal universaliste et à renforcer les clivages qui mènent au morcellement de la société dont l’agenda national-conservateur tire profit. Il est crucial de bâtir un projet pour la société dans son ensemble.
Imposer les thèmes de l’agenda progressiste et internationaliste nécessite en outre d’avoir une vision et des priorités communes. Or les forces progressistes et internationalistes sont très divisées. Contrairement au mirage de l’« anti-wokisme », qui fait un amalgame entre les différents mouvements de lutte contre les discriminations (féministes, écologistes, anti-racistes, etc.), ils sont traversés par d’importants clivages, aussi bien entre eux qu’en leur sein. C’est bien sûr aussi le cas des forces conservatrices, mais elles arrivent à s’entendre sur quelques combats communs. Pour gagner la guerre culturelle, il est crucial de dépasser les divisions pour s’accorder sur des thèmes, des récits et des combats essentiels.
L’enjeu des narratifs est également central [7]. Comme l’explique le linguiste George Lakoff [8], la guerre culturelle est une bataille pour les « frames », c’est-à-dire les cadres cognitifs et moraux de la population qui sont imperméables aux arguments rationnels qui les remettent en cause. C’est pourquoi il faut privilégier des récits visant l’émotion plutôt que la seule raison, les valeurs plutôt que les seuls faits, les intérêts des populations plutôt que les injonctions morales. Il faut en outre promouvoir un changement de « système », plutôt que se limiter à vouloir préserver les acquis sociaux, car la majorité de la population souhaite légitimement du changement. Revaloriser l’éducation populaire permettrait de reconnecter les combats aux réalités de terrain. Il faut également éviter de répéter les « frames » de ses adversaires en les déconstruisant, car le cerveau humain n’entend pas la négation et cela contribue donc à les renforcer. En revanche, il faut se réapproprier des thèmes de facto abandonnés aux conservateurs – comme la sécurité.
Enfin, il sera difficile de gagner la guerre culturelle sans défendre la séparation des pouvoirs, le pluralisme de la presse ou la réglementation des réseaux sociaux et de leurs puissants algorithmes mis au service de l’agenda national-conservateur, car l’enjeu ultime de cette bataille est l’universalité des droits humains et démocratiques.
[1] Project 2025 | The Heritage Foundation
[2] Vallet C., « A Bruxelles, le think tank d’Orbàn mène sa guerre culturelle », Mediapart, 28 avril 2025.
[3] Bénilde M., « Le Bolorisme, un journalisme de guerre culturelle », ACRIMED, 11 mars 2025.
[4] Demonty B., « Wokisme, migration, tradition : comment le Centre Jean Gol s’est mué en outil de la guerre culturelle du MR », Le Soir, 31 décembre 2024.
[5] Wilfried, n°30, printemps 2025.
[6] Ibid.
[7] Van Ruychevelt Ebstein J., « Pourquoi les narratifs de gauche ne touchent plus les classes populaires ? Comprendre les échecs et reconstruire des récits qui gagnent la bataille culturelle. Le cas de la Belgique francophone », Fondation Ceci n’est pas une crise, 2025.
[8] Lakoff G., Don’t Think of an Elephant ! Know Your Values and Frame the Debate. The Essential Guide for Progressives, Chelsea Green Publishing, 2004.
Cet article a été publié dans le magazine Imagine Demain le monde, publié en juillet 2025.