Justice migratoire

Directive Retour et Pays tiers sûrs : des réformes contraires aux droits humains

Note politique

Les propositions publiées au printemps 2025 par la Commission européenne visant à faciliter l’éloignement des personnes migrantes menacent gravement leurs droits fondamentaux. D’un côté, la révision de la Directive Retour permettrait aux États membres de créer des « hubs retour » dans des pays tiers dits « sûrs » pour y transférer les personnes en voie d’expulsion ; de l’autre, l’élargissement de l’application du concept de « pays tiers sûr » ouvrirait la voie à des renvois vers des États non européens avec lesquels ces personnes n’ont aucun lien et où leur sécurité n’est pas garantie. Le Parlement européen et le Conseil doivent s’opposer fermement à ces mesures, contraires au droit international.

Dans la continuité du Pacte européen sur la migration et l’asile Pacte européen sur la migration et l’asile
Pacte sur la migration et l’asile
adopté en 2024, la Commission européenne poursuit sa fuite en avant dans l’externalisation des politiques migratoires et d’asile, en renforçant la délégation de cette responsabilité à des pays tiers - pays non européens qui ne sont pas nécessairement des pays d’origine - dits « sûrs ».

Trois récentes propositions de réformes illustrent cette dérive :

  1. La réforme de la Directive retour (mars 2025 [1]), introduisant des « hubs de retour » hors UE ;
  2. La publication d’une liste européenne controversée de « pays tiers sûr » (avril 2025 [2]) ;
  3. La révision du concept de « pays tiers sûr » (mai 2025 [3]), ouvrant la porte à des renvois vers des États tiers sans lien préalable et sans garantie de sécurité.

Ces législations ont en commun leur mépris du droit international et des droits fondamentaux des personnes migrantes. Elles bafouent en particulier le principe de non-refoulement, la protection contre la torture et les traitements inhumains et dégradants, l’usage de la détention en dernier recours, ainsi que le droit à un recours suspensif à la suite d’une décision d’expulsion. Elles se caractérisent aussi par leur absurdité pratique : on assiste à un macabre jeu de chaises musicales en matière de responsabilités d’asile et accueil. Elles engendrent également des coûts économiques et politiques considérables : au moins 6 milliards d’euros ont été dépensés pour la déclaration UE–Turquie, le coût de l’accord entre l’Italie et l’Albanie est estimé à 160 millions d’euros par an et le budget de Frontex explose. Par ailleurs, l’Union européenne risque d’affaiblir encore sa crédibilité sur la scène internationale, accusée de pratiquer une politique du « deux poids, deux mesures » dans sa gestion de l’accueil des réfugiés. Un non-sens, d’autant plus que ces politiques font fi du potentiel que ces personnes pourraient apporter à l’Union européenne et à leur pays d’origine, si un encadrement adéquat leur était offert. Inefficaces, elles ne freinent pas durablement les migrations justice migratoire
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dites irrégulières, comme l’illustre la hausse des départs depuis la Libye sur la route de la Méditerranée en 2025. Faute de voies légales, les personnes migrantes continueront d’emprunter des itinéraires périlleux, alimentant les réseaux de passeurs et aggravant la mortalité sur les routes de l’exil.

Application actuelle du concept de « pays tiers sûr »

Le concept de « pays tiers sûr » existe déjà dans la législation européenne : il permet aux États membres de considérer une demande d’asile comme irrecevable [4] et de renvoyer la personne vers un pays tiers, à condition que l’État membre considère ce pays comme sûr. Cette possibilité n’est applicable dans le système actuel que sous trois conditions.

Premièrement, l’État Membre doit disposer d’un accord ou d’un arrangement (qui n’est pas juridiquement contraignant) avec le pays tiers en question.

Deuxièmement, le demandeur doit avoir eu l’opportunité d’apporter des éléments justifiant que le concept de pays tiers sûr ne lui est pas applicable, à l’issue d’une évaluation individuelle. Les enfants non accompagnés ne peuvent pas être renvoyés dans un pays tiers sûr si leur intérêt supérieur est menacé. Selon l’article 59 [5] du Règlement procédure du Pacte sur la migration et l’asile (2024), un pays tiers ne peut être considéré comme « sûr » que si les personnes étrangères n’y craignent ni persécution ni atteinte grave à leurs droits fondamentaux, y sont protégées contre le refoulement et peuvent y demander une protection effective conforme au droit international [6]. À ce jour, cette qualification se fait au niveau des États membres, aucune liste commune à l’échelle de l’Union européenne n’a été établie.

Troisièmement, l’État doit pouvoir démontrer l’existence d’un « lien de connexion » entre la personne concernée et ce pays – par exemple, un séjour antérieur, des liens familiaux ou la connaissance de la langue.

Inspirés du modèle australien [7], la déclaration UE-Turquie de 2016 et l’accord entre l’Italie et l’Albanie de 2023 sont des exemples concrets de l’utilisation de ce concept.

Révision du concept de « pays tiers sûr »

La Commission européenne propose une réforme visant à faciliter et harmoniser l’application du concept de « pays tiers sûr » par les États membres. Dans ce cadre, elle propose de supprimer le caractère obligatoire d’un lien de connexion entre la personne migrante et le pays en question. Cette proposition est drastique puisqu’elle ouvrirait la voie à des renvois vers des pays où les personnes concernées ne sont jamais allées et avec lesquels elles n’ont aucun lien. L’existence d’un accord ou d’un arrangement entre un État membre et un pays tiers pourrait suffire pour justifier leur transfert hors de l’UE.

Cette réforme prévoit également l’élaboration d’une liste européenne de pays tiers sûrs. À ce stade, aucune proposition concrète n’a encore été présentée. Toutefois, une telle liste existe déjà pour les « pays d’origine sûrs » [8]. Les pays cités – Kosovo, Maroc, Tunisie, Égypte, Inde, Bangladesh et Colombie– suscitent de sérieuses réserves quant au respect des droits humains :

  • En Égypte, la répression politique et les refoulements de personnes migrantes, en particulier originaires du Soudan, sont pratiqués de manière systématique ;
  • En Tunisie, les discours racistes d’État et les violences à l’égard des personnes d’origine subsaharienne – parfois abandonnées en plein désert – sont devenus récurrents ;
  • Au Maroc, la brutalité des forces de l’ordre, illustrée notamment par le massacre de Melilla du 24 juin 2022, témoigne d’une totale impunité face aux abus [9].

Outre les risques spécifiques liés aux pays susmentionnés, l’approche même de « pays tiers sûr » soulève plusieurs problèmes. Tout d’abord, elle néglige l’analyse au fond des situations individuelles, ce qui multiplie les risques de refoulement en chaine et de traitement arbitraire. Par ailleurs, elle transforme la protection de l’asile en un jeu macabre de chaises musicales, où la responsabilité est constamment renvoyée à un tiers sans jamais être réellement assumée. Enfin, en se défaussant de ses engagements internationaux en matière d’asile et d’accueil au profit de pays tiers dits « sûrs », l’Union européenne affaiblit sa propre politique extérieure. L’accord UE-Turquie en est un exemple révélateur : il donne à la Turquie le pouvoir de jouer sur l’ouverture ou la fermeture de ses frontières pour faire pression sur l’UE, notamment dans le cadre de ses ambitions géostratégiques. Cette dépendance nuit à la crédibilité de l’UE et affaiblit son influence diplomatique sur la scène internationale.

Réforme de la directive retour

Le Règlement proposé en mars 2025 vise à simplifier et accélérer les procédures de renvoi des personnes ressortissantes non européennes se voyant refuser le droit de séjour sur le territoire de l’UE. Parmi les mesures clés figure la création de « hubs de retour » dans des pays tiers dits « sûrs », où les personnes sous ordre de quitter le territoire –qu’ils soient définitifs ou en cours d’appel – pourraient être détenues avant leur expulsion.

La proposition de la Commission européenne ne précise pas clairement dans quels pays ces hubs pourront être construits. Toutefois, le fait que des pays comme l’Égypte et la Tunisie soient considérés comme pays d’origine dits « sûrs » suscite de fortes interrogations. Dans tous les cas, ces « centres de retour » sont implantés dans des pays tiers souvent inconnus des personnes concernées et risquent rapidement d’être surpeuplés et devenir insalubres, à l’image des hotspots grecs et italiens.

Le renvoi depuis ces hubs vers des pays tiers d’origine est également envisagé. Outre les risques déjà évoqués liés au concept de « pays tiers sûr » – à savoir la multiplication du risque de violations des droits–, cette approche soulève de sérieuses questions, tant en termes de dignité humaine –avec des personnes refoulées d’un pays à l’autre sans stabilité ni garanties – qu’en termes de coûts économiques liés à ces transferts répétitifs et inefficaces.

La réforme prévoit enfin de restreindre les garanties juridiques des personnes concernées, notamment en supprimant le droit à un recours suspensif contre une décision d’éloignement. Ainsi, une personne pourrait être expulsée vers un pays tiers où sa sécurité n’est pas assurée, avant même qu’une décision définitive ait été rendue sur son dossier, ce qui contrevient au principe de non-refoulement garantis par la Convention de Genève et à l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) qui interdit la torture, les traitement inhumains et dégradants.

Enfin, la Commission propose d’augmenter les motifs et la durée maximale de détention à 24 mois, y compris pour les enfants, ce qui reviendrait à systématiser la privation de liberté et contreviendrait à la Convention internationale relative aux droits de l’enfant ainsi qu’aux principes de la CEDH, qui ne permettent la détention qu’en dernier recours. Mais surtout, cette mesure soulève de graves questions éthiques.

Application de ces réformes

Il est utile d’illustrer l’application de ces réformes à travers un cas fictif mais concret. Une femme guinéenne vivant en Europe grâce à un titre de séjour obtenu, il y a moins de 5 ans, dans le cadre du regroupement familial pourrait perdre ce droit si elle divorce (perte du droit au séjour en raison de la fin de la vie commune). Elle deviendrait alors « éloignable ».

En vertu du règlement proposé, si celle-ci n’accepte pas un retour dit volontaire (délais réduit à 30 jours), elle pourrait être privée de liberté puis transférée de force et à nouveau détenue dans un centre de retour en Albanie (pays tiers « sûr » avec lequel un accord aura été signé), pour une durée pouvant aller jusqu’à deux ans (allongement de la détention jusqu’à 24 mois prévu par la réforme), avant que l’Albanie ne la renvoie elle-même vers son pays d’origine ou vers un autre pays tiers reconnus comme sûr comme la Tunisie (renvoi en chaîne autorisé par les accords et arrangements entre pays tiers). Ce transfert en Albanie serait accompagné d’une durée d’interdiction d’entrée en Europe pouvant aller jusqu’à 20 ans.

Une telle privation de liberté prolongée et un tel parcours imposé, sans recours suspensif ni garantie d’une évaluation individuelle, témoignent d’un profond désengagement des États membres vis-à-vis de leurs obligations en matière de droits humains fondamentaux

Recommandations

Le CNCD-11.11.11 recommande à la Belgique et au membres belges du Parlement européen de :

  • Rejeter l’ensemble de la proposition de réforme de la Directive retour présentée par la Commission européenne, et en particulier toute initiative visant à mettre en place des centres de retour dans des pays tiers ;
  • Rejeter l’ensemble de la réforme du concept de « pays tiers sûr », et en particulier l’exclusion d’un « critère de connexion » avec le pays tiers dans le cadre des retours forcés ;
  • Repenser en profondeur l’approche européenne en matière de migration et d’asile afin qu’elle soit respectueuse du droit international et de la dignité humaine.

Pour en savoir +

Directive Retour & Pays tiers Sûr : des réformes contraires aux droits humains

[1Commission européenne, La Commission propose un nouveau système européen commun en matière de retour, 11 mars 2025.

[2Commission européenne, La Commission propose d’accélérer l’entrée en vigueur de certains éléments du pacte sur la migration et l’asile ainsi que d’une première liste de l’UE de pays d’origine sûrs, 16 avril 2025.

[3Commission européenne, La Commission propose de faciliter l’application du concept de pays tiers sûr, 20 mai 2025.

[4Selon l’article 58 de la Directive procédure du Pacte UE, la demande sera jugée irrecevable sans examen au fond et redirigée vers le « premier pays d’asile » si les personnes (excepté les mineurs non accompagné) en demande d’asile ont déjà bénéficié d’une protection effective dans un pays tiers conformément à la Convention de Genève et le principe de non-refoulement avant de se rendre en Europe.

[5Règlement du Parlement européen et du Conseil instituant une procédure commune en matière de protection internationale dans l’Union et abrogeant la directive 2013/32/UE, 26 avril 2024.

[6La désignation d’un pays tiers comme « pays tiers sûr » peut comporter des exceptions, qui portent soit sur certaines parties spécifiques du territoire — afin d’exclure des zones où les garanties fondamentales ne seraient pas assurées et permettre le renvoi vers d’autres zones du pays —, soit sur certaines catégories de personnes clairement identifiables — pour lesquelles la qualification de pays sûr ne s’applique pas, empêchant leur renvoi vers ce pays.

[7Vincent Engels, Immigration : le « formidable » modèle australien, Le Soir, 21/04/2018.

[8Cette liste permet aux États européens d’accélérer le traitement des demandes d’asile, en partant du principe que les ressortissants de ces pays n’ont pas besoin de protection internationale.

[9EuroMed Droits, Le coût en termes de droits humains du nouveau règlement de l’UE sur le retour !, 23 mai 2025.