Objectif Climat 2040 : entre ambition affichée et concessions dangereuses
Définir un objectif de réduction des gaz à effet de serre d’ici 2040 constitue un cap essentiel pour parvenir à une économie pleinement décarbonée à l’horizon 2050. En juillet 2025, la Commission européenne a proposé une réduction de 90 %, un strict minimum qui risque d’être affaibli par des flexibilités favorisant des pratiques dilutives de l’objectif. Or, le dérèglement climatique s’intensifie plus vite que prévu, rendant l’action politique plus cruciale que jamais pour limiter chaque dixième de degré supplémentaire.
Depuis le début de la législature européenne, la Commission von der Leyen II s’emploie à détricoter les politiques climatiques mises en place sous la houlette de la même présidente lors du précédent mandat – à commencer par l’attaque particulièrement marquée du premier paquet Omnibus. Cette stratégie vise à accommoder une part des États membres et la droite du Parlement européen, déterminés à revoir les ambitions à la baisse.
C’est dans cette mouvance que la Commission a intégré, contre l’avis des scientifiques, de multiples flexibilités autour de l’Objectif 2040, mettant ainsi en péril la réduction effective des émissions de gaz à effet de serre. Cette énième concession aux exigences des forces conservatrices représente un affaiblissement supplémentaire du Pacte vert européen
Green Deal
Pacte vert européen
.
90 %, un objectif minimaliste
La Loi européenne sur le climat ancre dans le droit européen le but de neutralité climatique en 2050, mais aussi l’obligation de fixer des objectifs intermédiaires de réduction des émissions de gaz à effet de serre, aux échéances 2030 et 2040. C’est de la définition de l’objectif 2040 qu’il est question dans la dernière proposition de la Commission.
Après des mois de discussions à huis clos, le 2 juillet 2025, la Commission européenne, par l’intermédiaire des commissaires au Climat et à la Compétitivité, a présenté sa proposition d’amendement à la Loi européenne sur le climat. Y figure l’objectif de réduire de 90 % les émissions d’ici 2040, par rapport aux niveaux de 1990 – un strict minimum.
En effet, le Conseil consultatif scientifique européen sur les changements climatiques
Justice climatique
changement climatique
changements climatiques
(ESABCC), ainsi que l’étude d’impact de la Commission, estimaient qu’un effort juste et faisable de la part de l’Union européenne devrait être compris entre 90 % et 95 % de réduction brute des gaz à effet de serre (GES) domestiques, en insistant sur le fait qu’un objectif de 95 % représenterait la plus grande garantie d’intégrité de l’ambition climatique, permettant de limiter le réchauffement à un niveau le plus proche possible de 1,5°C, compatible avec l’Accord de Paris
Accord de Paris
. Le chiffre de 90 % est donc un premier cap acceptable, qui doit pouvoir être revu en fonction du prochain Bilan mondial (prévu en 2028) et à la lumière des émissions brutes plutôt que nettes [1]. À noter que selon l’ESABCC, l’Union européenne, au vu de sa troisième place au rang des responsables du dérèglement climatique, devrait en théorie déjà être climatiquement neutre, ce qui aurait été possible si elle avait déployé un plan de décarbonation solide dès la signature de la Convention cadre des Nations Unies, en 1992.
La proposition met par ailleurs en péril l’objectif de réduction effective des émissions de gaz à effet de serre en raison des « flexibilités » telles que l’utilisation des marchés carbone internationaux et les mécanismes de capture du carbone.
Crédits carbone internationaux
La principale flexibilité introduite par la Commission européenne est la possibilité, à partir de 2036, d’utiliser des crédits carbone internationaux –à condition qu’ils soient de haute qualité et conformes aux règles de l’Article 6 de l’Accord de Paris. Ils permettraient aux États membres d’acheter des droits d’émission en finançant des projets d’atténuation dans les pays du Sud, tels que la protection des forêts, l’afforestation, ou le changement de pratiques.
Ce mécanisme va toutefois à l’encontre de l’avis de l’ESABCC et comporte plusieurs problèmes. Outre les 46 milliards d’euros [2] d’argent public réorientés vers ces projets plutôt que dans la transition, ces crédits amoindriraient l’ambition climatique, et ni leur qualité, ni leur conformité [3] avec l’Article 6 de l’accord de Paris n’est garantie.
La Commission souhaiterait plafonner l’usage des crédits à 3% des émissions de GES de 1990, soit 3 % de 4 735 millions de tonnes équivalent CO2 (MtCO2eq) [4] & [5]par rapport à l’objectif de 90% annoncé. En effet, au lieu d’atteindre 90% de réduction de manière domestique pour 2040, pour diminuer le niveau d’émission à 467 MtCO2eq, ces crédits offriraient un droit de polluer de 141 MtCO2eq supplémentaires, portant le niveau d’émission acceptable à 609 MtCO2eq. Une telle mesure ne réduirait donc les émissions brutes que de 80 % et entrainerait des émissions réelles de l’Union européenne deux fois plus importantes que celles prônées par les scientifiques, reportant par conséquent une part massive des efforts pour la décennie 2040. De plus, il a été démontré que l’impact des crédits carbone sur la réduction des émissions est structurellement surévalué. Ainsi, en 2025, Carbon Market Watch a mis en évidence que les crédits mis en œuvre selon les dernières règles en vigueur avaient été surévalués à 27 fois leur valeur [6] & [7]. Une autre enquête a révélé que 90% des crédits censés protéger de la déforestation, et utilisés par des grandes compagnies telles que Shell, Disney ou Gucci, étaient des « crédits fantômes ». Et lorsque les crédits étaient effectifs, c’était leur permanence qui était remise en question. Une tonne de CO2 stockée dans une forêt d’eucalyptus n’est pas aussi stable qu’une tonne de CO2 stockée dans du pétrole géologiquement enfoui. À tout moment, un changement de pratique, ou des aléas climatiques [8], peuvent libérer le carbone théoriquement séquestré.
L’ambition de la Commission de garantir une haute qualité aux crédits futurs demeure discutable. Malgré des clarifications sur l’Article 6 de l’Accord de Paris, qui encadre le fonctionnement de ces marchés du carbone, à l’occasion de la COP 29, de nombreuses failles subsistent [9].
L’article 6.2, qui concerne les accords bilatéraux, ne garantit pas une méthodologie fiable dans l’estimation des crédits, une réelle transparence et une forte protection des droits humains [10]. Pour créer ces projets, des peuples autochtones ont ainsi été expulsés de force de leurs terres, en RDC, en Amazonie, au Kenya ainsi qu’en Malaisie et en Indonésie [11]. Quant aux nouvelles règles, notamment l’article 6.4 concernant la certification internationale des crédits, elles ne comblent pas l’écueil du recyclage en son sein des vieux crédits carbone liés au Protocole de Kyoto, émaillés par des scandales à répétition [12].
Enfin, ces projets exacerberont les tensions sur l’usage des terres, et leur fonction nourricière dans les pays du Sud. Ainsi, une entreprise dénommée Blue Carbon, spécialisée dans les actifs environnementaux, a acquis l’équivalent de 10 fois la taille de la Belgique (32 millions d’hectares) auprès des gouvernements du Zimbabwe, du Kenya, de la Tanzanie, du Libéria et de la Papouasie-Nouvelle-Guinée [13]. L’association Grain a identifié 279 projets de plantation d’arbres et de cultures à grande échelle destinés à générer des crédits carbone d’une superficie équivalente à celle du Portugal [14].
Capturer du carbone pour compenser
La Commission propose également d’établir des mécanismes d’élimination, domestique et permanente, du carbone déjà présent dans l’atmosphère (CDR), afin de compenser les émissions des secteurs difficiles à décarboner dans les grandes industries. À la différence de la capture et du stockage du carbone (CCS) qui captent les émissions directement à la source, le CDR repose sur la capture du carbone dans l’air (DACCS) et la production de bio-énergie associée à la capture et au stockage du carbone (BECCS).
La formulation autour des « secteurs difficiles à décarboner » est vague et laisse ainsi la porte ouverte à des dérives. En effet, il n’existe actuellement pas de définition européenne des secteurs les plus difficiles à décarboner. S’agira-t-il uniquement de la sidérurgie et de la cimenterie, dont les processus industriels émettent structurellement beaucoup de CO2, ou d’une définition beaucoup plus large, qui permettrait à d’autres secteurs plus faciles à décarboner, de limiter leurs efforts propres ? Le défi du 21e siècle est de réduire les émissions, ainsi que de les absorber, pas de les compenser. Pourtant, la Commission ne se fixe aucun objectif précis en la matière. Quelle sera la part de ces mécanismes ? Aucun plafond n’est indiqué.
Les technologies de capture dans l’air (DACCS) ne pourront jouer, selon le ESABCC, qu’un rôle mineur tant leur développement technologique, leur coût et leur application sont incertains [15]. Le rapport d’impact commandité par la Commission va dans le même sens en rappelant que les DACCS ne pourront jouer qu’un rôle à long terme [16]. Bien qu’il soit impératif de développer une expertise en la matière, la meilleure façon de réduire les émissions totales de GES reste de ne pas en émettre et de restaurer les éco-systèmes afin d’obtenir une séquestration efficace du carbone. Une cible distincte doit être établie entre la séquestration via l’utilisation, le changement d’affectation des terres et la foresterie (LULUCF), d’une part, et l’absorption via les DACCS. Les BECCS en sont à leur balbutiements et leur développement exacerberait la pression sur le secteur des terres, notamment au détriment de la séquestration du carbone par la biomasse [17].
Conclusion
Derrière l’objectif en apparence ambitieux d’une réduction nette de 90 % des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2040, la proposition de la Commission européenne ouvre la voie à des flexibilités qui affaibliraient considérablement la portée réelle de l’effort climatique. Le recours à des crédits carbone internationaux et à des technologies de capture encore immatures compromet non seulement l’intégrité environnementale de l’objectif, mais reporte aussi une part trop importante de l’effort sur les décennies suivantes. Pour être à la hauteur de l’urgence climatique et de sa responsabilité historique, l’Union européenne doit viser une réduction brute d’au moins 90 % d’ici 2040, sans échappatoires comptables, en assurant un effort domestique équitablement réparti et aligné avec les principes de justice climatique.
Recommandations
Le CNCD-11.11.11 appelle la Belgique et les membres belges du Parlement européen à soutenir une proposition qui :
- Fixe un Objectif 2040 d’au moins 90 % de réduction brute par rapport aux niveaux de 1990 et laisse la porte ouverte à une augmentation de l’ambition à l’occasion du Bilan mondial prévu en 2029.
- Définit un Objectif 2040 pleinement domestique, assurant que les réductions d’émissions de GES soient réalisées « au sein de l’Union » (Art. 2.1et Art 4.1), tant pour les États membres que pour les entités privées, et ce sans recours aux crédits carbone internationaux.
- Établit trois objectifs distincts pour :
- La réduction des émissions brutes ;
- La séquestration nette du CO2 dans les secteurs LULUCF d’au moins 600 MtCO2 annuellement pour 2040 ;
- L’absorption permanente du CO2, centrée sur une définition stricte des secteurs difficiles à décarboner.
Pour en savoir +
- Coalition Climat Coalition Climat (2025) - Briefing Objectif 2040
- Vicente Marcos M. (2024) FAQ : Carbon markets explained – Carbon Market Watch
- Scheinder L. & Graichen (2025) Jakob, EU Climate Target 2040 : Assessment of the Commission Proposal, Öko-Institute
[1] Les émissions brutes représentent seulement l’ensemble des émissions émises alors que les émissions nettes se calculent en soustrayant les mécanismes d’absorption et de compensation carbone aux émissions brutes.
[2] Explaining the controversy behind the EU’s 2040 climate milestone, Politico, mis en ligne le 1er juillet 2025, consulté le 09 juillet 2025.
[4] MtCOéeq : millions de tonnes en équivalent CO2, les émissions de chaque gaz étant ramenées au potentiel de réchauffement équivalent du dioxyde de carbone.
[5] Scheinder L. & Graichen (2025) Jakob, EU Climate Target 2040 : Assessment of the Commission Proposal, Öko-Institut.
[6] 6
[7] 7
[8] Clarke, H., Nolan, R.H., De Dios, V.R. et al. Forest fire threatens global carbon sinks and population centres under rising atmospheric water demand. Nat Commun 13, 7161 (2022).
[9] Systematic assessment of the achieved emission reductions of carbon crediting projects.
[10] CAN (2025), Workshop with Carbon Market Watch on Article 6 credits and the EU 2040 climate target.
[11] Carbon Brief (2023), Mapped : The impacts of carbon-offset projects around the world.
[12] Ibid.
[13] Financial Times (2023), The looming land grab in Africa for carbon credits ; IPES-Food (2024), Land Squeeze : What is driving unprecedented pressures on farmland and what can be done to achieve equitable access to land ?
[14] Grain (2024), Des accapareurs de terres aux cowboys du carbone : nouvelle ruée sur les terres communautaires.
[15] IPCC, AR6, WGIII, Climate Change 2022 : Mitigation of Climate Change, Figure SMP.7, at 38.
[16] Commission (2024) Impact Assessment Report – Europe ’s 2040 climate target and path to climate neutrality by 2050 building a sustainable, just and prosperous society.
[17] Commission (2024) Impact Assessment Report – Europe ’s 2040 climate target and path to climate neutrality by 2050 building a sustainable, just and prosperous society.
