Retour sur la nouvelle loi belge sur les fonds vautours
On appelle « fonds vautours Fonds vautours » des fonds d’investissement spéculatifs spécialisés dans le rachat à bas prix de vieux titres de dette publique (ou souveraine), car l’Etat en question a déjà fait défaut ou risque de faire défaut. Ces fonds multiplient ensuite les procédures judiciaires dans différentes juridictions contre l’état débiteur, afin d’obtenir un remboursement équivalent à la totalité du principal et des intérêts accumulés.
D’abord l’Amérique latine
Historiquement, les premiers cas ont concerné l’Amérique latine.
En 1996, le fonds « Elliott Associates L.P.", basé à New York et dirigé par le milliardaire Paul Singer, achète pour seulement 11 millions de dollars US (ci-après $) des dettes péruvienne d’une valeur nominale de 20 millions de dollars. Le fonds refuse ensuite de participer à l’accord de restructuration de la dette du Pérou, malgré le fait que cela lui aurait permis de réaliser 10 millions $ de profits. Le fonds multiplie ensuite les procédures judiciaires contre le Pérou devant les tribunaux des Etats-Unis, du Canada, du Luxembourg, des Pays-Bas, d’Allemagne, du Royaume-Uni et de Belgique, afin d’obtenir le paiement de 58 millions $. Le fonds gagne définitivement la bataille judiciaire par un jugement d’un tribunal des Etats-Unis en 1999 et obtient le paiement des 58 millions $ en 2001 par l’Etat du Pérou. Compte tenu de son investissement initial de 11 millions, le fonds réalise donc une belle marge bénéficiaire de 47 millions $ [1].
La prochaine cible : le continent africain
En 1979, la Roumanie accorde un prêt de 15 millions $ à la Zambie, au taux d’intérêt de 5,5%, pour financer l’achat de machines et véhicules agricoles. Mais dès le milieu des années 1980, le service de la dette devient problématique pour la Zambie. Une série d’accords bilatéraux de rééchelonnement de cette dette sont donc négociés entre les deux parties. En 1998, un accord final semble pouvoir être conclu (un paiement de 3,5 millions $ contre une valeur nominale de 30 millions $), mais à la dernière minute, la Roumanie fait marche arrière et décide au contraire de vendre sa créance pour 3,2 millions $ à « Donegal International Limited », un fonds vautour basé aux Iles Vierges Britanniques. Cette dette n’était pas un titre librement négociable sur les marchés financiers internationaux, mais au contraire une dette bilatérale qui nécessite l’accord du débiteur pour le changement de créancier. De façon très imprudente, la Zambie accepte ce changement de créancier en 1999 et négocie même en 2003 un nouvel accord avec « Donegal » pour un montant total de 39,6 millions $. En 2005, la Zambie n’est plus capable de respecter le calendrier de remboursement, ce qui permet à « Donegal » d’attaquer la Zambie devant la justice britannique, en vertu de l’accord de 2003, dans le but d’obtenir le paiement de 55 millions $ (principal, intérêts accumulés et frais d’avocat). La cour de Londres tranche en faveur de « Donegal », mais condamne, en 2007, la Zambie à payer « seulement » 17 millions $ plutôt que les 55 millions $ demandés. Cette « réduction » est probablement due aux présomptions assez fortes de corruption pesant sur « Donegal » qui expliqueraient l’assentiment zambien aux accords très favorables à Donegal de 1999 et 2003. Ce montant « réduit » représente néanmoins presque la moitié de la réduction de dette multilatérale accordée en 2007 à la Zambie dans le cadre de l’initiative « PPTE » (pays pauvres très endettés) du FMI [2]. En d’autres termes, presque la moitié de la réduction partielle de la dette obtenue par la longue campagne internationale pour l’annulation de la dette du « tiers monde » des années 1990 et 2000 n’a pas été consacré à la réduction de la pauvreté dans ce pays, mais au contraire à servi à financer le profit obscène de Donegal (17 millions $ pour un investissement initial de 3,2 millions $).
Le « Nord » aussi
Mais le problème n’est pas circonscrit aux pays en développement ou du « tiers-monde », comme on disait autrefois.
Pendant la longue saga de la crise de la dette crise de la dette publique grecque, les fonds vautours ont aussi joué un rôle. En 2011, un haircut (pour coupe de cheveux en anglais, c.-à-d. une réduction importante du principal d’une dette) de 50% sur les 100 milliards € (euro) de dette détenue par les créanciers privés est décidé, mais les créanciers originaires récalcitrants et les fonds vautours, qui représentaient 4 milliards €, refusent d’obtempérer. Ils estiment être protégés par le fait que les contrats en question sont régis par des droits étrangers (britannique ou états-unien), et donc plus défendables en justice. Les autorités grecques continuent donc à rembourser ces créanciers à 100%. Un remboursement de 436 millions $ a ainsi été opéré par la Grèce en mai 2012, dont 90% au seul bénéfice de « Dart management », le fonds vautour enregistré aux Iles Cayman de Kenneth Daar [3]. Kenneth Daar a hérité de la fortune familiale, basée sur la production de verres en plastique au Michigan, avant de renoncer à sa nationalité étatsunienne au bénéfice de la triple nationalité du Belize, des Iles Cayman et irlandaise. C’est un véritable pionnier de l’industrie des fonds vautours, en commençant par des attaques contre le Brésil en 1992.
Le problème des dettes souveraines
La question des fonds vautours est indissociablement liée à la question plus large des crises des dettes souveraines. Lorsqu’une personne privée (un être humain ou une société) n’est plus capable de rembourser ses dettes, tous les systèmes juridiques modernes prévoient un système de faillite : le débiteur est officiellement reconnu comme étant insolvable et un processus judiciaire est mis en place pour rassembler tous les actifs du débiteur qui sont ensuite répartis entre les différents créanciers, selon des règles complexes de priorité. Dès que ce processus est conclu, les dettes en question sont considérées éteintes, même si des créanciers n’ont pas été intégralement remboursés, voire même s’ils n’ont pas été remboursés du tout. Le problème des débiteurs souverains est que pour des raisons autant pratiques que juridiques, ils ne sont pas couverts par les législations sur les faillites. Pour certains, cela signifie que contrairement aux dettes privées les dettes souveraines ne présentent aucun risque, car elles devraient toujours être remboursées à 100%.
Cette théorie est d’évidence complètement erronée, ne serait-ce que d’un point de vue empirique. Les cas de défaut des débiteurs souverains sont en réalité innombrables dans l’histoire. Par exemple, la vague de défauts souverains des années ’80 et’90, en Amérique latine et en Afrique principalement, n’ont certainement pas été des vrais succes stories, mais ont abouti néanmoins dans la plupart des cas à une série d’accords de restructurations de ces dettes. Ces accords sont critiquables car insuffisants et liés à des conditionnalités contre-productives, mais ils ont l’avantage au moins de reconnaitre qu’un remboursement de 100% de la dette n’est pas toujours possible. Ces créanciers ont donc en quelque sorte réinventé le fondement rationnel et économique des systèmes de faillite : du point de vue des créanciers, plutôt qu’exiger un impossible remboursement de 100% de la dette, il vaut mieux parfois obtenir un remboursement partiel mais réel [4]. Ceci a fonctionné, plutôt mal, avec les créanciers de l’époque, qui étaient surtout des grandes banques privées. Mais l’explosion du marché secondaire de la dette souveraine dès les années ’80 a fait entrer d’autres acteurs dans le marché, y compris les fonds vautours. Les fonds vautours se moquent du fait qu’exiger le remboursement de 100% d’une dette insoutenable est irrationnel. Ils préfèrent adopter un comportement de « passager clandestin » (ou free rider) : d’autres créanciers devront encaisser le manque à gagner dû au remboursement impossible de 100% d’une dette souveraine insoutenable, eux-mêmes par contre profiteront du « sacrifice » des autres créanciers pour obtenir un remboursement intégral, en multipliant pour ce faire des procédures contentieuses abusives.
Bien entendu, ce sont des êtres humains, les citoyens des pays insolvables, qui doivent in fine supporter le poids des profits des fonds vautours. En République Démocratique du Congo, la somme des montants demandés par trois fonds vautours en 2011 équivalait à 85,57% du budget national consacré à la santé et à 41% du budget de l’enseignement [5].
Alors, que faire ?
Deux législations ont déjà été adoptées pour lutter contre des aspects particulièrement immoraux de l’action des fonds vautours [6].
La première loi belge a été adoptée en 2008 [7], suite à l’indignation provoquée par l’action du fonds vautours Kensington International, qui a réussi à se « rembourser » en saisissant des fonds publics belges destinées à deux projets de coopération au développement avec la République du Congo (Brazzaville) (un projet de construction d’une centrale électrique et un projet de partenariat avec la télévision locale). La loi vise donc précisément à éviter ce genre d’épisodes en déclarant que les fonds publics belges destinées à la coopération au développement sont immunisés contre les attaques des fonds vautours (et de tout autre créancier privé).
Le Debt Relief (Developing Countries) Act adopté en 2010 par le Royaume-Uni lie les demandes des créanciers privés au processus international « PPTE » (pays pauvres très endettés) de réduction partielle de dette géré par le FMI. Lorsqu’un créancier privé poursuit un « PPTE », il ne peut obtenir remboursement qu’à hauteur du pourcentage de réduction de dette offert par le processus « PPTE ».
La solution la plus recommandée par la communauté internationale pour résoudre le problème des fonds vautours est l’insertion de « CAC » (clauses d’action collective) dans tous les nouveaux titres de dette publique. En cas de problème, une négociation doit s’ouvrir entre le débiteur et les créanciers. Si cette négociation aboutit à un accord approuvé par une majorité spéciale des créanciers, cet accord devient alors obligatoire pour tous les créanciers.
Ces trois solutions représentent des contributions positives, mais ne peuvent résoudre que partiellement le problème. Parmi les limites des deux lois, on notera leur application territoriale limitée (la Belgique et le Royaume-Uni, ce qui n’inclut même pas la plupart des « dépendances de la couronne », dont de nombreux paradis fiscaux). Le problème des CAC est qu’ils ne peuvent être facilement introduits que dans les nouveaux contrats d’emprunts publics (les « sovereign bonds » en anglais), alors que leur introduction rétroactive dans d’anciens contrats est difficile voire impossible. En outre, bon nombre des dettes publiques attaquées par les fonds vautours (par exemple dans le cas déjà évoqué Zambie-Donegal) ne prennent pas la forme de contrats de « sovereign bonds ». Enfin, pour contrer les CAC, les fonds vautours doivent en réalité simplement adapter leur « modus operandi » : plutôt que racheter n’importe quel montant de dette, leur objectif deviendra celui d’acheter un pourcentage précis, correspondant à la minorité de blocage nécessaire pour empêcher la majorité spéciale prévue par la CAC en cause.
Dans ce contexte, la nouvelle loi belge de 2015 veut aller plus loin [8]. La loi limite le droit au remboursement de créancier au prix effectivement déboursé pour le rachat de la créance en cause, lorsque le créancier cherche à obtenir un « avantage illégitime ». Cet « avantage illégitime » est défini par la loi à partir du constat d’une disproportion manifeste entre le prix effectivement payé pour le rachat de la créance et le montant du remboursement demandé. Pour confirmer l’existence de cet « avantage illégitime », une condition au moins parmi les six suivantes doit être remplie : l’Etat était insolvable ou dans une situation de risque imminent de défaut lors du rachat de la créance ; le créancier est légalement établi dans un paradis fiscal (défini en référence aux listes noires pertinentes du GAFI, de l’OCDE et de la Belgique) ; le créancier a dans le passé déjà manifestement multiplié abusivement les procédures contentieuses ; le créancier a abusé de la faiblesse de l’Etat débiteur pour négocier un accord de remboursement manifestement déséquilibré ; le remboursement intégral de la somme demandée est susceptible d’avoir un impact significatif sur les finances publiques et un effet négatif sur le développement économique et social de la population.
On notera que la loi a été approuvée quasi-unanimement par le Parlement belge, malgré l’avis contraire de la Banque Nationale, les efforts de lobbying de l’industrie financière [9] et une majorité parlementaire et gouvernementale plutôt à droite.
A ce stade, la loi est la plus avancée de la planète sur ce sujet. Contrairement à la première loi belge, elle ne se limite pas au budget national d’aide publique au développement. Contrairement à la loi britannique qui circonscrit le problème aux seuls pays en développement, la nouvelle loi belge n’est pas liée au processus PPTE et s’applique donc à tout Etat ayant un problème avec des fonds vautours.
C’est pourquoi cette loi pourrait être utilement répliquée dans d’autres pays. La troisième Conférence des Nations unies sur le financement du développement (en juillet 2015 à Addis Abeba) s’est exprimée dans le même sens : « Nous sommes préoccupés par le fait que certains porteurs d’obligations minoritaires peu enclins à coopérer ont les moyens de contrarier la volonté des porteurs majoritaires qui acceptent de restructurer les obligations d’un pays traversant une crise de la dette, compte tenu des répercussions éventuelles sur d’autres pays. Nous prenons note des mesures législatives prises par certains pays afin de prévenir de tels agissements et nous encourageons tous les gouvernements à prendre les mesures qui s’imposent » [10].
Bien entendu le champ d’application territorial de cette loi est très limité, puisque seuls à ce stade les cours et tribunaux belges sont concernés. La réplication de législations semblables par d’autres pays pourrait étendre le champ d’application, mais il serait vraisemblablement long et difficile de couvrir de la sorte les 193 Etats membres de l’ONU.
Par conséquent, la seule solution d’ensemble et définitive serait certainement la création d’un mécanisme international de résolution des dettes souveraines. Cependant, en raison notamment de l’opposition de l’UE et des USA, les derniers efforts de l’ONU en ce sens n’ont pas été couronnés de succès, produisant de vagues principes plutôt qu’un véritable mécanisme [11].
Mais les législations nationales et les négociations internationales sur ce sujet doivent être comprises comme étant complémentaires plutôt que concurrentes ou antagonistes. En effet, des campagnes en faveur de telles législations pourraient même contribuer à augmenter la pression en faveur d’une solution multilatérale.
[1] Merckaert, J. et al., « Un vautour peut en cacher un autre », Plate-forme dette et développement & CNCD-11.11.11, mai 2009, p. 14
[2] Merckaert, J., op. cit{}., pp. 17 & 18 ; Jubilee Zambia, « Les fonds vautours et l’allègement de la dette les tactiques immorales des fonds vautours : le cas de la Zambie. Qui ils sont et ce que vous pouvez faire », septembre 2007 (traduction française de l’original anglais)
[3] Thomas, L., « Bet on Greek bonds paid off for vulture fund », New York Times, 15 mai 2012
[4] Voir Nyembwe, A. M., « Crises de la dette dans les pays en voie de développement et dans la zone euro : incitations rationnelles des fonds vautours et annulation de dette », Dounia, 2012, pp. 47
[5] Kabuya Kalala, F., Mbantshi, H. & Nyembwe, A., Actions des fonds vautours contre la République démocratique du Congo : tentative de circonscription de l’impact », Dounia, 2012, p. 79,
[6] Philippe, D., « Initiatives législatives en matière de fonds vautours : portée et efficacité », Dounia, 2012, p. 84 ; Kabange Nkongolo C.-J., « Les axes d’une solution juridique à la problématique des fonds vautours », Dounia, 2012, p. 96.
[7] Loi du 6 avril 2008 visant à empêcher la saisie ou la cession des fonds publics destinés à la coopération internationale, notamment par la technique des fonds vautours, M.B. 16 mai 2008
[8] Loi du 12 juillet 2015 relative à la lutte contre les activités des fonds vautours, M.B., 11 septembre 2015 ; voir aussi Van de Poel, J., « New anti-vulture fund legislation in Belgium : an example for Europe and rest of the world », mai 2015.
[9] L’avis négatif de la BNB et la lettre de lobbying de l’ « Institute of international finance » sont reproduits dans le rapport parlementaire complet sur la loi, consultable ici :http://www.dekamer.be/FLW...
[10] Programme d’action d’Addis-Abeba issu de la troisième Conférence internationale sur le financement du développement (Programme d’action d’Addis-Abeba), approuvé par l’AG NU, resolution 69/313 du 27 juillet 2015, §100, http://www.un.org/ga/sear...
[11] Michala, B., « UN adopts landmark debt resolution on principles for sovereign debt restructuring", Third World Network, septembre 2015.



